Fierté et diversité

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10 octobre 2018
par Ronald Boudreau

J’ai beau fouiller, il semble bien que le concept de diversité était beaucoup moins connu à mes débuts dans l’enseignement qu’il ne l’est aujourd’hui. Je suis même allé dépoussiérer mes archives personnelles pour y dénicher mes premières photos de classe et je n’y ai vu que des petits visages blancs, le mien inclus, n’étant à l’époque pas beaucoup plus gros que mes élèves. (Quand elle était en huitième année, ma fille a revêtu mon habit de noces en guise de costume d’Halloween, c’est tout vous dire…).

Ces premières années s’inscrivent cependant dans une période de grands chambardements sociaux. Non seulement la Charte canadienne des droits et libertés vient-elle d’être adoptée, les francophones osent s’en servir pour revendiquer leurs droits. Des conseils scolaires sont créés, des écoles de langue française ouvrent leurs portes un peu partout au pays : c’est le monde à l’envers.

Une nouvelle élève

J’étais à la direction quand notre école a accueilli une des premières familles immigrantes d’une minorité visible. Les écoles de langue française étaient moins connues qu’aujourd’hui et il était surprenant que cette famille l’ait même trouvée! Quand je les invitai à entrer dans mon bureau, mon regard pas-habitué-du-tout s’attarda un peu trop longtemps sur la mère et l’adolescente qui étaient devant moi, et qui portaient toutes deux le hijab.

Précisons qu’à l’époque, je ne savais pas comment ce foulard s’appelait. Je ne savais pas ce qu’il signifiait; je ne l’associais à rien du tout. On ne parlait jamais d’immigration lors des réunions auxquelles je participais. Il n’existait aucune référence en la matière : pas de politique du ministère, aucune ligne directrice du conseil scolaire, pas le moindre petit guide (1). Personne ne parlait de l’accueil des familles immigrantes puisqu’on n’en accueillait tout simplement pas. J’étais démuni, j’étais ignorant dans tous les sens du mot.

Ce que je savais cependant, c’est qu’aucune fille ne portait de hijab à l’école et qu’il n’y en avait jamais eu. Je savais aussi qu’une des élèves se faisait harceler par d’autres filles simplement pour la couleur d’un chandail qu’elle portait souvent. Comment accueilleraient-elles un hijab? Cette adolescente à la voix si douce qui m’apparaissait comme l’incarnation de la bonté serait-elle la prochaine victime de la petite clique de filles que le personnel et moi n’arrivions pas à pincer pour cette foutue histoire de chandail?

Ne sachant pas quoi faire, je décidai de ne rien faire. Ou plutôt de faire comme d’habitude et de ne rien changer à nos pratiques d’accueil des nouveaux élèves, une chose quand même assez courante dans les milieux minoritaires, surtout urbains. Quand elle se présenta à l’école le lendemain, son enseignante titulaire l’accueillit et lui fit faire la tournée prévue des corridors, des casiers et des locaux. On lui remit son horaire et elle fut présentée à son groupe foyer, le premier groupe du matin.

De mon côté, la routine de la direction d’école prit le dessus : mauvais comportements des élèves et chauffeurs d’autobus mécontents, mauvais comportement du congélateur et directrice de la cafétéria mécontente, mauvais comportement de la fournaise et concierge mécontent. Annonces du matin. Devoirs pas faits.

À la pause du matin, je décidai quand même d’aller faire un tour du côté du secondaire pour voir comment les choses se passaient pour notre nouvelle élève.  Autobus, congélateur et fournaise sont vite passées aux oubliettes quand je vis les filles du secondaire – TOUTES les filles du secondaire – entourer notre nouvelle élève :

— Ehhh, c’est don’ben doux
— As-tu chaud avec ça des fois?
— En as-tu beaucoup d’autres?

Et ce qui me fit sourire à l’intérieur :

— Apportes-en d’autres demain, j’aimerais ça en essayer un!
— Ouin, moi aussi!

Car la tâche la moins ingrate de la direction d’école, c’est de repartir vers son bureau sur la pointe de pieds avec un grand sentiment de fierté envers ses élèves.

Et les gars aussi

La nouvelle élève intéressa quelques garçons pour un certain temps, mais pour d’autres mobiles. Les garçons me donneraient une tout autre raison de m’inquiéter, comme il se doit pour le bon directeur d’école que je tentais d’être.

Quand le téléphone sonnait le dimanche soir, c’était habituellement un membre du personnel qui m’informait qu’il serait absent le lendemain. Ce soir-là, c’était la mère d’Andy*.

Elle m’informa qu’Andy avait été victime d’une agression au centre-ville. C’était un secret de Polichinelle qu’il se transformait les fins de semaine et portait des vêtements qui lui permettaient d’être enfin la personne qu’il souhaitait être. La violence qu’Andy venait de subir le placerait cependant sous le feu des projecteurs et le directeur d’école en moi se demanda encore une fois comment ce serait perçu par les autres élèves.

J’eus ma réponse dès les premières minutes du lundi matin à l’arrivée des autobus. Les garçons se ruèrent sur Andy… pour le bombarder de questions.

— Connais-tu tes agresseurs?
— Ça te fait tu encore mal?
— Y z’étaient tu nombreux?

Et le verdict tomba quand l’un d’eux se fit le porte-parole du groupe : « La fin de semaine prochaine, on va aller avec toi pis on va leur péter la gueule! »

Tant d’années plus tard, j’écris ces lignes avec encore beaucoup d’émotion. Je me sens privilégié d’avoir vécu des moments où ma fierté pour ma communauté et pour l’école où j’œuvrais déborde encore démesurément.

Une école spéciale

Je ne doute pas que de telles scènes puissent se dérouler dans bien d’autres écoles. Je pense cependant que la francophonie a une longueur d’avance sur certaines tendances sociales et il existe des statistiques qui continuent de le démontrer. C’est une réalité sur laquelle les écoles de langue française doivent continuer de miser.

Curieusement, j’eus la confirmation que notre école était effectivement « spéciale » au début des vacances estivales quelques années plus tard. En effet, plusieurs journaux rapportaient alors le débat soulevé par ces jeunes homosexuels qui voulaient tout simplement être accompagnés par leur copine ou copain du moment à leur bal des élèves finissants. Et nous venions tout juste d’accueillir plusieurs couples gays lors des cérémonies de fin d’année à notre école de langue française.

Sauf que personne ne saurait dire combien ils étaient : on n’y avait accordé aucune importance. Ce qui faisait l’objet d’un débat ailleurs n’avait fait sourciller personne dans notre communauté.

Épilogue

Le monde a bien changé, disait cette chanson du groupe musical 1755 qui faisait fureur à l’époque. Et ce monde continue de changer. La diversité culturelle, la diversité sexuelle et de genre, la diversité des structures familiales et bien d’autres, font désormais partie du quotidien des écoles.

J’aime penser que les jeunes qui fréquentent aujourd’hui nos écoles de langue française continuent d’être précurseurs d’un monde meilleur. J’aime penser qu’ils font vivre et revivre au personnel des écoles des grands moments de fierté qui perdurent et refont surface… même à la retraite!

*Si vous avez lu La première classe, vous aurez compris que « Andy » est un prénom fictif pour tenter de protéger l’anonymat des personnes que j’ai côtoyées tout au long de ma carrière.


Note :
(1) Heureusement, il existe maintenant des ressources à cet effet. L’ACELF propose d’ailleurs Voir grand ensemble et le fascicule Les compétences culturelles, interculturelles et transculturelles. Ces ressources offrent des pistes de réflexion et des activités d’animation.

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