Une tape sur l’épaule pour contrer la pénurie de directions d’école?
Si on parle souvent de la pénurie de personnel enseignant, on ne parle presque pas de celle des directions d’école qui est pourtant un enjeu bien réel et dont les deux problématiques sont étroitement liées. En effet, le bassin de personnes pouvant occuper un poste de direction étant constitué essentiellement d’enseignantes et d’enseignants, comment faire pour inciter les membres du personnel enseignant possédant le leadership nécessaire à s’engager sur la voie pour devenir une direction d’école? C’est le sujet de l’article: La présélection informelle comme stratégie organisationnelle pour contrer la pénurie de directions d’école franco-ontariennes, paru dans le numéro d’automne 2024 de notre revue Éducation et francophonie: La transformation des organisations éducatives francophones: quoi, pourquoi et comment? Pour en savoir plus, nous avons rencontré les deux corédactrices de cet article, Marthe Foka, Docteure en éducation de l’Université d’Ottawa, et Claire IsaBelle, professeure titulaire et vice-doyenne aux programmes d’études de premier cycle de la Faculté d’éducation de l’Université d’Ottawa, également codirectrice de ce numéro.
Une pénurie multifactorielle
Selon Claire, le principal facteur de la pénurie actuelle réside dans la complexité de la tâche des directions d’école. «Aujourd’hui, on exige beaucoup d’une direction d’école. Elle doit utiliser un leadership pédagogique, un leadership inclusif, un leadership collaboratif en plus de développer une expertise sur le plan administratif. Les responsabilités d’une direction deviennent tellement exigeantes, complexes et variées», explique-t-elle. De plus, la direction doit faire face à plusieurs nouveaux enjeux à l’intérieur et à l’extérieur de son milieu, par exemple l’augmentation de jeunes et de membres du personnel enseignant issus de l’immigration récente ou encore la reddition de comptes pour le ministère, les parents et les partenaires. «Alors, force est d’admettre que les directions d’école vivent de plus en plus de pression», commente la professeure titulaire et vice-doyenne.
Un autre facteur, qui a été observé durant l’étude en Ontario, est la dispersion des écoles de langue française sur le territoire et l’intérêt pour le personnel à s’y installer. Il y a aussi à plusieurs endroits des enseignantes et enseignants qui n’ont pas encore les qualifications nécessaires pour diriger une école, mais qui ont une permission spéciale pour occuper le poste.
Enfin, le contexte organisationnel a lui aussi un impact sur cette pénurie. Les organisations éducatives recherchent des personnes qui répondent à un nombre considérable de critères spécifiques. Par exemple, un haut niveau d’aisance avec la technologie ou une bonne connaissance de l’environnement institutionnel et du contexte francophone minoritaire. Ses besoins contribuent à limiter l’accès aux postes de direction, particulièrement chez les enseignantes et enseignants issus de l’immigration récente.
La tape sur l’épaule comme piste de solution
Une stratégie pour identifier les candidates et candidats potentiels au rôle de direction d’école et les inciter à s’engager dans le processus pour y accéder est la présélection informelle, mieux connue sous le nom de « tape sur l’épaule ». En quoi ça consiste? C’est lorsqu’une personne en position hiérarchique supérieure, comme une direction d’école, une direction d’école adjointe ou une personne gestionnaire, approche une enseignante ou un enseignant afin de lui signifier son potentiel à occuper un poste de direction. « C’est vraiment d’aller créer cet incitatif ou de susciter chez la personne cette volonté de devenir direction d’école. Et pour certaines personnes, c’est comme le point de départ », explique Marthe. Cette technique permet aussi de poursuivre la réflexion chez les enseignantes et enseignants qui avaient déjà envisagé le rôle de direction, mais avaient renoncé en raison de la complexité de la tâche. Cet incitatif amène parfois des gens à reprendre leurs démarches.
L’article, tiré de l’étude doctorale de Marthe, explore cette pratique en contexte scolaire franco-ontarien. Comment? En présentant les résultats d’un sondage réalisé en ligne et d’entrevues semi-dirigées avec des directions d’écoles, des directions adjointes et des enseignantes et enseignants ayant postulé pour des postes de direction ou qui souhaiteraient un jour y accéder.
Quels sont les impacts?
La tape sur l’épaule présente plusieurs avantages, autant au niveau personnel, qu’organisationnel. Pour la personne qui la reçoit, il y a «cette prise de confiance en ses capacités de leader, en ses compétences, en ce qu’on peut apporter au système», commente Marthe. Cela pousse les gens à aller chercher les qualifications nécessaires pour devenir direction parce que quelqu’un a vu leur potentiel pour occuper ce poste.
L’accès aux ressources, à l’expérience et à l’accompagnement offert par la personne qui donne la tape sur l’épaule est un autre avantage important. «La direction d’école devient comme un mentor informel ou comme un “coach”», explique Marthe. Cette personne pourra répondre aux questions de l’enseignante ou de l’enseignant, agir comme guide dans le processus et lui donner accès à des postes de leadership intermédiaire, comme le rôle de personnel enseignant ressource. Cette expérience donne à la personne une plus grande confiance en ses capacités et renforce d’autant plus son désir d’accéder à la direction de l’école. Ce processus lui permet aussi d’entrer en contact avec d’autres personnes qui vivent un cheminement semblable, créant du même coup une forme de réseautage qui brise le sentiment d’isolement.
D’un point de vue plus organisationnel, l’avantage est simple: la reconnaissance, l’accompagnement et l’expérience qu’apporte la tape sur l’épaule incitent plus d’enseignantes et d’enseignants à vouloir occuper le poste de direction d’école. Et si plus de personnes nourrissent ce désir et s’inscrivent dans le bassin de candidatures, alors la pénurie ira en diminuant.
Or, même si les institutions pratiquent cette stratégie informelle, force est de constater qu’elles ne dictent pas de directives précises quant à ce qui est recherché comme candidates ou candidats éligibles à recevoir une tape sur l’épaule. Cette stratégie demeure donc subjective et arbitraire. C’est d’ailleurs le principal enjeu de cette pratique. «Il est possible qu’il y ait également des biais qui se créent dans le regard qu’on pose sur la capacité de leadership des gens ou sur la façon dont ils expriment leurs compétences», explique Marthe.
Cette subjectivité peut aussi décourager certaines personnes qui auraient les compétences pour s’investir dans le processus mais qui ne le font pas. «Certaines personnes peuvent se dire: si je n’ai pas le soutien, si je ne suis pas épaulée par une direction d’école, si je n’ai pas cette reconnaissance-là, c’est probablement que je n’ai pas le potentiel pour assumer un poste de direction. Mais c’est peut-être juste le fait que la direction d’école ne le voit pas», commente Marthe.
Une pratique qui fait boule de neige
La reconnaissance des capacités chez une personne est un puissant moteur d’action. Est-ce que les personnes qui ont vécu cette reconnaissance ressentent le besoin de faire la même chose quand elles remarquent le potentiel de quelqu’un? Claire pense que oui. Elle fait même référence à sa propre expérience d’étudiante au baccalauréat lorsque son professeur l’a incitée à s’inscrire à une maîtrise. Puis à la maîtrise, ce même professeur l’a encore encouragée à poursuivre ses études jusqu’au doctorat. «Voyez-vous, je pense que ça devient un automatisme… On a reçu la tape, puis on a envie de lancer l’appel ou la perche à des étudiants qui excellent.» C’est d’ailleurs Claire qui a donné une tape sur l’épaule à Marthe lorsque celle-ci était étudiante à la maîtrise, la poussant vers le doctorat.
Et ce n’est pas la seule fois où quelqu’un a reconnu le potentiel de Marthe. Elle raconte: «Quand j’étais encore enseignante, il y a une direction d’école qui m’avait dit : un jour tu seras direction d’école, tu vas me remplacer. Et puis je pense que ça a fait toute la différence pour moi.» Selon elle, il s’agit de l’élément qui l’a amenée à vouloir s’engager sur la voie de la direction d’école, et c’est aussi ce qui a orienté sa thèse sur le sujet de la présélection informelle.
L’équilibre pour faire preuve d’efficacité et d’inclusion
Cette pratique est déjà bien en place dans les conseils scolaires francophones de l’Ontario, où elle se montre efficace. «C’est vraiment la preuve que ça fait une différence dans la vie des gens de reconnaître leur leadership, leur capacité, ce qu’on voit en eux», commente Marthe. Pour maximiser le nombre de candidatures aux postes de direction, la pratique de la tape sur l’épaule peut être une technique stimulante. Toutefois, il est important d’établir d’autres stratégies institutionnelles avec des critères spécifiques favorisant l’ouverture aux autres afin de limiter les biais, selon Claire. Marthe ajoute: «Si on encourage la présélection informelle, il faut qu’elle puisse bénéficier à toutes nos enseignantes et à tous nos enseignants et que toutes les personnes qui ont les valeurs essentielles et qui ont les compétences nécessaires aient la chance de bénéficier de cette pratique-là.»
Au fait, la revue Éducation et francophonie, c’est quoi?
Éducation et francophonie est une revue scientifique arbitrée, publiée par l’ACELF, qui présente des résultats de recherche inédits sur l’éducation en langue française. Depuis plus d’un demi-siècle, elle contribue à l’avancement des connaissances en éducation francophone au Canada et stimule la réflexion des leaders du domaine. Les thèmes qu’elle aborde touchent tous les ordres d’enseignement et font appel à la contribution de chercheuses et chercheurs à travers la francophonie canadienne et internationale. Son numéro «La transformation des organisations éducatives francophones: quoi, pourquoi et comment?», paru à l’automne 2024, aborde la direction à prendre pour que les organisations éducatives attirent plus de gens en se penchant sur les changements et la créativité à apporter dans les milieux.
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